IMPLANTATION DES EURASIENS SUR LE SOL INDOCHINOIS
par M. William BAZE
(CA de clôture de la FOEFI, le 7/11/1983)

Bien que nous connaissions tons l'histoire de l'Indochine, je crois nécessaire de rappeler comment la présence française prit naissance sur le sol indochinois.
Ce sont les Peres des Missions Étrangères qui commencèrent A faire connaitre le nom de notre pays. Ils créèrent des Missions prospères trois siècles avant que PARIS ne cherche à entrer en relations officielles avec les souverains de l'Empire d'ANNAM. Sachant se faire aimer, ils créèrent des Chrétientés florissantes. Ils poursuivirent ensuite leur apostolat, au Cambodge et au Laos. Un des leurs le R.P. Alexandre de RHODES dota le pays qu'on appelait alors Annam (aujourd'hui Viêt-Nam) d'une écriture romaine adoptée volontairement par la population. Elle remplaça peu à peu les caractères chinois sans que jamais intervinssent les autorités. Elle devint une écriture nationale et contribua à la diffusion de la littérature et de la science occidentales qui se greffèrent sur la culture orientale. Monseigneur PIGNEAU de BEH.AINE, Évêque d'ADRAN, devint, A SAIGON, l'ami du Prince NGUYEN ANH, le futur Empereur GIA-LONG. La France jouissait alors d'un crédit considérable.
Mais, quand l'Empereur GIA-LONG décéda en 1820, ses successeurs MINH-MANG, THIEU THI et surtout TU DUC, se firent les artisans d'une réaction souvent impitoyable qui entraina des persécutions contre les Missionnaires et les Chrétiens. Afin de les protéger Napoléon III envoya un corps expéditionnaire qui marqua le début de notre installation politique.
Les jeunes soldats français eurent des relations avec les femmes du pays. De ces unions mixtes naquirent les premiers métis franco-indochinois que leurs pères, militaires de carrière; étaient contraints d'abandonner au gré de leurs mutations, ne pouvant les emmener avec eux. Il y eut, certes, de grands déchirements affectifs mais il était impossible de les prévenir et difficile de les guérir.
Les mères autochtones entouraient leurs enfants d'une profonde affection mais elles ne pouvaient pas toujours leur donner les coins dont ils avaient besoin, ni l'éducation souhaitable.
Les missionnaires portaient secours aux eurasiens mais le nombre croissant des enfants abandonnes dépassait leurs moyens. Les pouvoirs publics comprenaient parfaitement qu’il y avait un problème nuisant au prestige de la France.
La situation incita les Missionnaires à faire appel à des Œuvres religieuses de France pour qu'elles viennent s'installer en Indochine ou elles se préoccupèrent avec courage du sort des enfants abandonnes, tandis que sur le plan local des hommes de bonne volonté créaient des Associations laïques poursuivant le même objectif.
Il est bon, je crois, de citer les noms de ces Œuvres:
- Les Sœurs de Saint-Paul de Chartres. Sœur Marie de la Nativité LARUE et Sœur Saint-Lizier BELLONGUE, parties de France le 10 Mai 1860, débarquèrent dans le courant de l'année et fondèrent la maison de la Sainte Enfance de CHOLON (Cochinchine) qui recueillit des enfants abandonnes, fillettes et garçonnets. Les Sœurs de Saint-Paul de Chartres installèrent des maisons dans diverses provinces, puis un beau Centre d'accueil a DALAT (ANNAM) à 1500 mètres d'altitude.
- Les Frères des Écoles Chrétiennes arrivèrent en Indochine en 1866. Ils fondèrent l'École Mossard a THU-DUC (Cochinchine), l'Institution Taberd à SAIGON, l'École Pellerin à HUE (ANNAM), l'Institution Saint-Joseph à HAIPHONG (TONKIN), l'Institution Puginier à HANOI. La construction de tous ces Établissements exigea des années d'.efforts. Mais les enfants abandonnes y trouvèrent des asiles bienveillants.
- Les Sœurs de la Providence de Portieux arrivèrent en Indochine en 1876. Elles fondèrent le Foyer Culao-Gien (Cochinchine), avant de s'installer au Cambodge en 1885, ou deux d'entre elles les avaient devancées. Infirmières de métier, elles avaient été appelées a l'aide pour lutter contre une épidémie de peste. Celle-ci enrayée, le Roi Norodom leur suggéra de créer une maison d'accueil a PHNOM-PENH pour les enfants malheureux. IL leur donna, dans ce but, un vaste terrain bien situe. La maison d'accueil terminée, les Sœurs reçurent des enfants cambodgiens, mais aussi des petits eurasiens. Elles bénéficièrent du soutien d'une personnalité connue, M.GRAVELLE, que remplaça ensuite M.LAMBERT.
Au TONKIN fut créée la Société d'assistance aux enfants franco-indochinois en 1897. Puis ce fut en ANNAM la Société de Protection des métis en 1905, en COCHINCHINE la Société de Protection de l'Enfance de CHOLON en 1908, au LAOS la Société d'Assistance aux Métis en 1908 et, au CAMBODGE, la Fondation Gravelle, du nom de son bienfaiteur en 1909.
En 1926, les Religieuses de Notre-Dame des Missions s'installèrent à THANH-HOA (ANNAM), puis un groupe d'entre elles fut transféré à LANG-SON (TONKIN) en Août 1935, avec Mère Sainte-Jeanne d’arc comme Supérieure. Dans ce poste frontière sino-tonkinoise, les enfants eurasiens étaient nombreux, auxquels s'ajoutaient ceux des postes périphériques de la Haute Région. Mère Sainte-Jeanne d'Arc s'acquitta de sa tâche avec un grand courage. De 1940 à 1945, elle dut souvent faire face aux Japonais. Quand ceux-ci prirent tous les pouvoirs, elle évacua les enfants sur HANOI, puis sur le CAP-ST-JACQUES lors de l'emprise Vietminh.
- Les Soeurs de St Vincent de Paul arrivèrent en Cochinchine en 1928 et s'installèrent a GIA-DINH. Elles fondèrent plusieurs Maisons: celle de THU-DUC, la pouponnière de SAIGON, celle de NHA-TRANG et de QUI-NHON en ANNAM. Sœur DURAND, visitatrice au grand dynamisme, se consacra A faire du Domaine de Marie a DALAT (ANNAM) un établissement spacieux, unique en son genre, qui recueillit et forma de nombreux enfants. Beaucoup firent des études techniques conformes à leurs aptitudes ou se préparèrent aux études d'infirmières pour entrer dans leur École de SAIGON. Les plus douées étaient admises à titre gratuit au Couvent des Oiseaux ù elles pouvaient poursuivre des études secondaires. Les œuvres religieuses et laïques couvraient, de cette façon, l'ensemble du territoire de l'Indochine et assuraient l'accueil de milliers d'enfants abandonnés. Ceux-ci par contre, à l'exclusion de rares exceptions, n'avaient pas la possibilité, faute de crédits, de dépasser le niveau des études primaires. Les œuvres n'avaient pour ressources que des souscriptions, des cotisations et des dons. Les enfants assistés n'abordaient donc la vie qu'avec des emplois modestes. Condamnés à des fonctions subalternes, ces malheureux constituaient un groupe de parias dont ils auraient souhaité s'affranchir.
FONDATION JULES BREVIE
En 1923, devenu Directeur des plantations de XUAN LOC, je me joignis a ceux qui animaient la promotion des EURASIENS, comme le Père SEMINEL à qui nous devons tant, Sœur DURAND et beaucoup d'autres encore. Nos ressources restaient cependant fort limitées et nos résultats étaient faibles quand, en 1937, M. Jules BREVIE, nommé Gouverneur Général de l'Indochine, rejoignit son poste. Il prit aussi tôt conscience du problème eurasien et, après une vaste enquête, il convoqua à SAIGON une Commission où siégèrent des notabilités indochinoises. Ses travaux aboutirent à la création d'un organisme central chargé d'aider financièrement les Œuvres religieuses et laïques.
C'est ainsi que naquit le 2 Août 1939 une Fondation à qui nous donnâmes tous le nom de Jules BREVIE, son fondateur. Alimentée par des prélèvements sur le pari mutuel, sur les droits de l'alcool européen et sur plusieurs produits d'importation, elle nous procura des disponibilités financières qui furent réparties entre toutes les Œuvres. La caisse de réserve du budget indochinois fut également autorisée par le ministère à nous verser une contribution.
Au cours de nos conversations, M. Jules BREVIE m'avait dit qu'il souhaitait que la Fondation disposât d'une source de revenus qui lui soit propre, des placements immobiliers, par exemple. Je lui suggérai la création d'une plantation d'hévéas de 500 Hectares, dont les revenues permettraient d'alimenter nos œuvres et de constituer des réserves. Il accepta avec beaucoup de satisfaction ma suggestion. Je choisis un terrain de 500 hectares A BLAO, particulièrement bien place, car il était couvert de bambous nains faciles à défricher, et sa pente le mettait à l'abri des inondations. M. BREVIE ainsi que les membres de notre groupement le visitèrent avec moi. Mon choix fut retenu. La Fondation serait responsable de la gérance de la plantation, sous le contrôle d'un ingénieur agronome et du commissaire aux comptes.
Malheureusement la guerre menaçait et M. BREVIE dut regagner PARIS en Août 1939. Avant de nous quitter, il put nous annoncer que le ministère avait décidé d'approuver notre Fondation. Une subvention annuelle, payable par trimestre, lui était allouée. C’était un grand succès, mais la création de notre plantation fut repoussée à la fin des hostilités et elle resta à l'état de projet. C'est bien regrettable car l'indépendance qu'elle aurait assurée à la Fondation lui aurait épargné toutes les difficultés qu'elle a rencontrées au cours de sa carrière.
Mon vœu le plus cher aujourd'hui est que les Eurasiens, qui ont acquis des situations souvent très belles en France, comprennent qu'ils doivent leurs succès à un homme de grand cœur, le Gouverneur General Jules BREVIE. Ils ne devront jamais l'oublier.
Pendant la durée des hostilités, la Fondation put assurer sa tache sur le territoire indochinois. Ses enfants accédèrent A de nombreux emplois administratifs, commerciaux, industriels ou agricoles. Mais le 9 Mars 1945 les Japonais éliminèrent brusquement tous les Français et l'organisation eurasienne se trouva disloquée. Après de nombreux exodes, qu’il serait trop long de rapporter ici, les uns et les autres finirent par se regrouper. Moi-même emprisonné à la Kampetai japonaise, je ne fus libéré qu'a la fin du mois d'Août 1945. J'obtins du General LECLERC le rétablissement de nos pensionnats. Mais il nous fallut supprimer le nom de Jules BREVIE, à qui était reproche sa collaboration avec le Marechal PETAIN. C'est ainsi que notre Œuvre devint la Fondation eurasienne, puis la Fondation Fédérale eurasienne et enfin la Fédération des Œuvres de l'Enfance Française d'Indochine, dont les statuts furent approuves par le Décret du 25 Juin 1953. En plus des Eurasiens, elle étendait son action aux Français et aux autres enfants d'origine mixte en provenance de l'outre-mer.
En 1947, les pupilles commencèrent à être évacués vers la France où Madame GRAFFEUIL organisa leur accueil. Nous fûmes aidés par les services du Ministère de la France d'Outre-mer. Mais il apparut très vite la nécessite de créer un organisme spécialisé et indépendant qui s'installa, en 1954, 7 rue Washington, où un appartement fut acheté. C'est là qu'entra en fonction l'organisme à qui vous avez apporté vos conseils éclairés et dont nous sommes en train de prononcer la clôture. C'est une tache bien douloureuse. La rue Washington nous rappelait encore un peu cette terre d'Indochine que nous avons tant aimée.
Avec la Fédération disparait peut-être le dernier lien officiel qui rattachait la France aux lointaines terres d'Asie. Heureusement il reste les Eurasiens, et je crois que nous pouvons être fiers de les avoir aidés a devenir des Français de qualité.


Clôture définitive de la Fédération

Monsieur Boulin, dont la mort a fait naître tant de commentaires fut pour nous un ministre providentiel, comme le fut antérieurement le gouverneur général BREVIE. Son intervention décisive nous valut, le 23 Août 1972, une subvention complémentaire de 4 300 000 francs, qui était en fait un remboursement. Elle nous permit de régler toute nos dettes.
Mais M. René LENOIR, secrétaire d’État à l’action sociale, nous informa, qu’en raison de la diminution du nombre des Eurasiens relevant de la fédération, nous devions prévoir la cessation de nos activités éducatives dans un délai de 4 ans venant à échéance le 31 Décembre 1976.
La décision du Ministère était prise en 1972. A cette date l'Amérique était encore toute puissante au Viêt-Nam. On pouvait espérer qu'elle parviendrait à consolider un gouvernement Vietnamien capable de maintenir le pays dans l'orbite occidentale. Mais peu à peu la situation se dégrada à un point tel que je me crus autorisé à écrire le 5 Décembre 1975 au Président de la République, M.GISCARD D'ESTAING, pour lui demander d'être entendu en présence de M. René LENOIR afin de lui exposer que la défaite américaine allait nécessairement  provoquer un afflux d'Eurasiens en France, et qu'il serait opportun de maintenir les activités de notre Fédération. Il ne me répondit pas. En 1978 j'écrivis alors à Madame GISCARD D'ESTAING pour faire appel à son cœur de mère, dans l'espoir qu'elle se pencherait sur le sort des Eurasiens. Elle ne me répondit pas davantage que son époux.    
Tout était donc bien fini, mais grâce à vous tous, mes chers amis de l'Assemblée Générale, et grâce  aussi à Madame GRAFFEUIL et à M. VARET, nous avons pu depuis le 1er Janvier 1977 maintenir en activité notre siège social pendant 7 années, sans recevoir la moindre subvention, afin d'aider nos anciens pupilles à s'insérer dans la nation.
Nous avons eu à leur faire parvenir les pièces originales qui se trouvaient dans nos dossiers et surtout à leur donner des conseils utiles afin qu'ils puissent faire valoir leurs droits. Mais il y a une fin à tout et je pense que l'heure est venue d'annoncer à la Préfecture de PARIS notre désir de clôturer nos activités le 31 Décembre 1983.